Le paradoxe est saisissant : alors que l’humanité n’a jamais été aussi nombreuse, nous risquons de manquer… d’humains au travail.
Moins d’enfants, moins de couples, moins de bras — et, dans un futur proche, moins de postes. Deux courbes se croisent : le déclin biologique et l’automatisation. Leur intersection dessine l’un des plus grands défis du XXIᵉ siècle pour les dirigeants et leurs équipes RH.
En clair : les horizons RH se rétrécissent à court terme, s’étirent à long terme et se brouillent à moyen terme.
Dans plusieurs pays développés, la fécondité est tombée à des niveaux jugés impensables il y a vingt ans (ex. Corée du Sud, Espagne, Italie). Mais la vraie rupture n’est pas qu’une affaire de natalité : elle est relationnelle.
The Economist parle d’une “relationship recession” : recul des unions, montée du célibat choisi, fatigue sociale, numérisation des rencontres, défiance envers l’avenir (écologie, politique, économie).
Un signe fort de ce glissement : une part non négligeable de jeunes célibataires envisagent désormais des relations avec une IA. Symbole glaçant mais éclairant : si l’on délègue le lien, la reproduction biologique recule mécaniquement.
Côté entreprises, une autre mutation s’installe : la croissance sans emploi. Des groupes listent désormais la productivité et l’automatisation comme leviers prioritaires, en assumant d’éviter des créations de postes pour de nouveaux besoins.
Substituer du capital technologique au capital humain n’est plus tabou : la machine ne complète plus seulement le travailleur — elle le remplace sur les tâches standardisables.
Une étude conjointe MIT Sloan / BCG montre aussi que 60 % des collaborateurs utilisant l’IA la perçoivent comme un collègue plutôt qu’une menace. La frontière entre lien humain et interaction technique s’efface dans la vie perso comme pro.
L’exemple le plus marquant : le projet Mercury d’OpenAI (révélé à l’automne 2025), qui recrute des ex-banquiers d’affaires pour entraîner des modèles à répliquer des tâches d’analystes (modélisation, pitchbooks, analyses). En clair, industrialiser le travail d’entrée de carrière.
Satya Nadella (Microsoft) aurait résumé la cadence par une formule glaciale : « il n’y a pas un seul business plan qu’ils aient présenté et qu’ils n’aient dépassé ». La réussite technique pose toutefois une question simple : que devient le talent humain si l’apprentissage est absorbé par la machine ?
À court terme, le risque est clair : les jeunes — déjà fragilisés — sont exposés. Le chômage des 15-24 ans reste élevé dans plusieurs pays selon l’OCDE (été 2025), alors même que les postes d’entrée (comptabilité, support, data entry, veille) figurent parmi les plus automatisables.
Le rapport How Will AI Affect the Global Workforce (2025) dresse un panorama utile :
Traduction : pas une disparition brutale, plutôt une recomposition. Les tâches répétitives seront absorbées ; la coordination, l’empathie, le jugement et la décision prendront de la valeur.
Gardons toutefois en tête que l’adage « Vous ne serez pas remplacé par l’IA, mais par quelqu’un qui l’utilise » relève d’abord du narratif d’adoption : il rassure plus qu’il ne décrit la réalité. Dans les métiers à forte dimension humaine, l’IA amplifie ; dans les fonctions standardisées, elle remplace.
Nous entrons dans un monde où les talents se raréfient… et où l’entreprise en a paradoxalement moins besoin. D’un côté, la démographie réduit le vivier ; de l’autre, la technologie réduit la nécessité de recruter.
Conséquence : la question n’est plus seulement d’attirer, mais de re-définir ce qu’est un talent. Demain, un “haut potentiel” ne sera pas celui qui sait mais celui qui complète l’IA : qui sait l’interroger, la contredire, la corriger. La compétence devient relationnelle (avec les autres et avec la machine), pas seulement technique.
Dans l’économie industrielle, le talent faisait croître la production ; dans l’économie cognitive, il donne sens à la production.
On pourrait croire à un équilibre naturel : moins de naissances, donc moins de travailleurs à remplacer. Faux équilibre.
La chute démographique est géographiquement asymétrique (Nord-Est asiatique et Europe du Sud en tête) ; et l’automatisation sera plus rapide dans les économies riches. Résultat : tensions migratoires, fuites de compétences et nouvelles fractures :
Peu à peu, le travail risque de se bipolariser : hard skills productifs et automatisés d’un côté, soft skills du care et de la relation de l’autre. Aux RH de recomposer le collectif.
La fonction RH porte une responsabilité historique : réinventer la valeur du travail humain dans un monde où il n’est plus indispensable à la production.
Trois axes concrets :
Le monde qui vient porte deux effacements :
celui du corps (moins d’enfants, moins de transmission biologique) ;
celui du geste (moins de travail humain, plus d’automatisation).
Nous aurons des entreprises performantes mais plus vides, des économies efficaces mais sans générations pour les habiter. À long terme, la question ne sera pas « Combien d’emplois l’IA détruira ? » mais que ferons-nous de notre humanité lorsqu’elle ne sera plus nécessaire à la production.
Aux DRH d’ouvrir la voie : préparer des organisations qui prospèrent avec moins de travailleurs, dans des sociétés qui peinent déjà à se reproduire — et redonner au travail son sens premier : faire advenir.