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IA et emploi : trois chocs irréversibles que les DRH doivent affronter dès maintenant

Rédigé par Humakina | 1 oct. 2025

Entre croissance sans embauches, disparition des postes juniors et explosion des salaires pour les talents IA, le marché du travail entre dans une ère radicalement nouvelle. Voici comment s’y préparer.

La fin de la corrélation entre croissance et emploi : l’ère du “same headcount, more output”

Pendant des décennies, l’équation était simple : plus une entreprise se développait, plus elle embauchait. Cette logique est en train de voler en éclats.

Le signal le plus fort est venu cet été des États-Unis, de Doug McMillon, le PDG de Walmart, premier employeur privé mondial avec plus de 2,1 millions de collaborateurs. Dans une interview au Wall Street Journal, il a déclaré sans détour : « L’intelligence artificielle va transformer absolument tous les emplois ». Plus frappant encore, il a annoncé que l’entreprise continuera de croître au cours des trois prochaines années sans augmenter ses effectifs. Autrement dit : plus de chiffre d’affaires, avec le même nombre de salariés.

Ce basculement n’est pas limité au commerce. En Europe, le géant allemand SAP affiche la même ambition. Son directeur financier, Dominik Asam, a promis d’être « brutal » dans l’utilisation de l’IA pour optimiser les effectifs, expliquant que la technologie permet désormais de « développer davantage de logiciels avec moins de personnes ».

Dans les télécoms, BT prévoit de supprimer 40 000 à 55 000 postes d’ici 2030, et sa PDG Allison Kirkby laisse entendre que ce chiffre pourrait être encore plus élevé « selon ce que nous apprendrons de l’IA ».
Même tendance chez Lufthansa, qui vise 4 000 suppressions de postes administratifs d’ici 2030 grâce à la digitalisation et à l’automatisation de ses process.

Ces annonces témoignent d’un virage structurel : la productivité par salarié devient la nouvelle métrique de pilotage. L’enjeu pour les DRH n’est plus de recruter massivement, mais de réarchitecturer les rôles, les compétences et les trajectoires internes pour tirer parti de la puissance d’outils d’IA générative et d’automatisation qui redéfinissent la valeur créée par chaque poste.

La “Jobpocalypse” des jeunes diplômés : un pipeline de talents en danger

Cette transformation a un effet collatéral immédiat : l’évaporation des postes d’entrée sur le marché du travail. Le Financial Times a forgé un terme pour désigner ce phénomène : la “jobpocalypse”. Au Royaume-Uni, les offres d’emploi pour jeunes diplômés ont chuté de 33 % sur un an, selon Indeed et Adzuna. Pour la première fois, le taux de chômage des diplômés dépasse celui de la population générale (6,3 %, contre environ 4,4 % pour l’ensemble des actifs).

Les entreprises, sous pression pour rationaliser et automatiser, préfèrent désormais recruter des profils expérimentés, “IA-compatibles” et immédiatement opérationnels. Les postes juniors, longtemps considérés comme des investissements dans le futur, apparaissent aujourd’hui comme des coûts immédiats.

Le problème, souligne le FT, c’est que « pour devenir qualifié, il faut bien commencer comme débutant ». Si les entreprises ferment leurs portes aux juniors aujourd’hui, elles risquent de se retrouver demain sans talents à promouvoir.

Le cas d’Accenture illustre bien ce virage. Le géant du conseil a supprimé plus de 11 000 postes en trois mois, dans le cadre d’un plan global de réorganisation où l’IA joue un rôle clé. L’entreprise assume de se séparer des collaborateurs qui ne sont pas “IA-compatibles”, tout en investissant 865 millions de dollars pour transformer ses équipes et ses compétences.

Dans le même temps, une nouvelle aristocratie des talents est en train d’émerger. Dans la recherche en intelligence artificielle, certains profils dépassent désormais les 10 millions de dollars de rémunération annuelle, selon le Financial Times. Meta aurait proposé des packages de jusqu’à 100 millions de dollars sur plusieurs années pour attirer des chercheurs clés d’OpenAI, tandis que la société de trading Citadel Securities verse en moyenne 1,3 million de dollarspar an à ses employés au Royaume-Uni.

Ce contraste extrême crée un risque systémique pour les entreprises : sans pipeline de jeunes talents, elles perdent leur capacité à renouveler leurs compétences et leur management. Les DRH doivent donc inventer de nouveaux chemins d’accès à l’entreprise : écoles internes dédiées à l’IA, programmes d’apprentissage hybrides, parcours de rotation par missions, ou encore certifications accélérées dès l’onboarding. Il ne s’agit plus seulement d’attirer des juniors, mais de créer un environnement qui transforme rapidement ces débutants en professionnels augmentés.

Deux marchés du travail émergent : l’élite de l’IA et l’économie essentielle

L’intelligence artificielle ne bouleverse pas seulement la quantité d’emplois, elle redessine leur nature même. Deux marchés distincts se dessinent déjà.

Le premier est celui d’une élite restreinte et survalorisée : chercheurs, ingénieurs IA, data scientists, stratèges en IA générative. Ils sont devenus si rares que leurs carrières sont désormais gérées par des agents, comme celles des sportifs ou des acteurs. Leurs rémunérations atteignent des sommets, et leur pouvoir de négociation n’a jamais été aussi fort.

Le second marché est celui de l’économie essentielle, composée des métiers qui rendent possible le déploiement de l’IA : techniciens de maintenance, électriciens, spécialistes de data centers, opérateurs industriels. Jim Farley, PDG de Ford, résume cette réalité : « Jusqu’à la moitié des emplois de cols blancs pourrait disparaître avec l’IA, mais nous manquons cruellement de main-d’œuvre qualifiée pour construire les usines et les infrastructures nécessaires à son développement. »

Ce clivage pose un double défi stratégique aux DRH :

  • Revaloriser les filières techniques et renforcer les partenariats avec les écoles professionnelles, les centres de formation et les acteurs publics pour répondre à ces besoins critiques.
  • Attirer et fidéliser les talents IA, tout en évitant d’exploser les grilles salariales internes. Cela implique de repenser les politiques de rémunération, de créer des passerelles de mobilité interne et de construire des offres de développement de carrière attractives.

La régulation européenne commence d’ailleurs à s’emparer de ces enjeux. Le Parlement européen a récemment présenté un projet de rapport sur l’usage de l’IA au travail, incluant des recommandations pour la transparence des décisions automatisées, la possibilité de les contester, ou encore des évaluations d’impact algorithmique obligatoires. L’objectif : encadrer les transformations sans freiner l’innovation, et maintenir un équilibre entre productivité et protection sociale.

Vers une nouvelle équation du capital humain

Ces trois mutations – croissance sans embauches, disparition des postes juniors, dualisation du marché du travail ne sont pas des tendances lointaines : elles sont déjà à l’œuvre. Et elles convergent vers une nouvelle équation que tous les DRH devront résoudre dans les cinq prochaines années : même nombre de salariés, mais beaucoup plus de valeur créée.

Pour relever ce défi, la fonction RH doit changer d’échelle et de posture. Elle doit se doter de nouveaux outils :

  • des référentiels de compétences “IA-ready”, pour identifier les rôles à transformer ou à supprimer
  • des indicateurs de productivité augmentée, pour mesurer la valeur créée par l’humain et la machine ensemble ;
  • des stratégies salariales bifurquées, capables d’attirer l’élite tout en soutenant les métiers essentiels ;
  • des programmes de requalification massifs, pour transformer plutôt que remplacer ;
  • et des parcours pour les jeunes talents, afin d’éviter un assèchement du vivier futur.

Le rôle des DRH dans cette décennie ne sera plus seulement de recruter ou de gérer des carrières : il sera de réarchitecturer l’organisation autour du capital humain augmenté. Ceux qui y parviendront feront de l’IA un levier de puissance collective. Ceux qui l’ignoreront risquent d’assister, impuissants, à une véritable “jobpocalypse” dans leurs propres rangs.